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Utilisation d'une méthode multicritère d'aide à la décision pour le choix des clones d'hévéa à planter en Afrique
Notes de la rédaction
Reçu le 19 juin 2009, accepté le 15 octobre 2009
Résumé
Les recommandations et le choix final des clones d'hévéa pour la culture de nouvelles parcelles déterminent les conditions de valorisation du progrès génétique chez cette espèce pérenne cultivée pour la production de caoutchouc naturel. Une approche multicritère de sommes pondérées est classiquement utilisée pour classer les clones en fonction de leurs performances connues. La présente étude explore les possibilités de la méthode multicritère d'aide à la décision Électre III à partir d'une matrice d'évaluation des performances de 30 clones basée sur les résultats d'un réseau multilocal d'expérimentation situé en Côte d'Ivoire et dans d'autres pays africains. Cette méthode, qui utilise également une pondération des critères, offre différentes possibilités permettant de nuancer les résultats en prenant en compte une part d'incertitude sur les données. Elle se distingue également de la méthode des sommes pondérées par une approche consistant à comparer systématiquement tous les couples de clones possibles pour chaque critère. Elle permet d'expliciter le cadre servant à la prise de décision et d'organiser une discussion claire avec les décideurs pour aboutir à un cadre consensuel et discuter ensuite en confiance des résultats.
Abstract
A multicriteria decision approach for selecting hevea clones in Africa. The main objective of this study is to settle a rigorous field of decision analysis for natural rubber clones selection. Nowadays there does not exist any process based upon a rigorous method to select the right clone for the right place to get the highest return on investment. The only known selection method is to use the experience of different protagonists acting in the plantation. So, we need a tool that takes into account different very important criteria in order to achieve the main objective. This goal is achieved by using multicriteria analysis methods to clone selection. The ranking procedure uses Electre III. For each criterion, indifference and preference thresholds are determined after establishing the relative importance of each criterion that includes rubber tapping, cumulative production during 15 years, cumulative production between 15 and 25 years, wind resistance, disease resistance, physiological resistance, grafting, quality of the hevea.
Table des matières
1. Introduction
1.1. Hévéaculture et recommandations variétales
1Le caoutchouc naturel qui est actuellement produit exclusivement à partir de la culture de l'hévéa, Hevea brasiliensis (Compagnon, 1986), reste une matière première très importante notamment pour la fabrication de pneumatiques (70 % de la consommation du produit) et sa part de marché par rapport à l'ensemble des caoutchoucs naturel et synthétique (43 %) est en augmentation depuis les premiers chocs pétroliers des années 1970. Avec le caoutchouc naturel et le bois d'hévéa, l'hévéaculture produit deux agro-matériaux renouvelables. Alors que l'hévéaculture était à l'origine une culture agro-industrielle, elle est actuellement pratiquée de façon prédominante (80 %) par de petites plantations villageoises et familiales, fournissant ainsi des revenus agricoles réguliers tout au long de l'année. Cette culture pérenne est un investissement à long terme puisque l'entrée en production intervient entre 6 et 8 ans après la culture et la collecte du caoutchouc est réalisée ensuite sur une période de 20 à 30 ans. L'Asie du Sud-Est (précisément la Thaïlande, l'Indonésie et la Malaisie) est la région prédominante de production (92 %), mais l'Afrique (6 %) dispose d'avantages comparatifs (couts de main-d'œuvre) qui permettent d'envisager un développement important de cette culture sous réserve de ne pas concurrencer les besoins alimentaires des populations locales. La recherche peut transférer aux planteurs un progrès génétique sous la forme de clones de plus en plus performants. Cette plus-value apportée par la génétique est à peu près gratuite pour les planteurs car les clones sont multipliés végétativement par greffage sur des porte-greffes issus de graines récoltées dans les plantations (clones de greffe).
2Dans le cadre de la coopération entre le Cirad (France) et le Cnra (Côte d'Ivoire), un programme d'amélioration génétique réalisé de 1974 à 2001 sur la station Cnra de Bimbresso avec la coopération des sociétés de plantation a permis d'une part, d'évaluer de nombreux clones sélectionnés en Asie et d'autre part, de créer une nouvelle catégorie de clones dits « IRCA » (Institut de Recherches sur le Caoutchouc en Afrique). Depuis 1964, un réseau de champs de clones à grande échelle a été mis en place, principalement en Côte d'Ivoire (44 essais) mais aussi au Nigeria, au Cameroun, au Gabon et en Guinée afin de produire les informations agro-économiques permettant d'établir des recommandations clonales parmi un ensemble de 130 clones.
3L'évaluation d'une culture pérenne telle que l'hévéa sur des surfaces importantes et sur des périodes de 20 à 30 ans est très lourde et toujours assez fragmentaire. Malgré les efforts expérimentaux consentis, les nombres d'essais sont toujours assez faibles et les informations acquises sont toujours imparfaites. Le comportement des clones est soumis aux variations écologiques et techniques des conditions de culture, de sorte qu'un clone donné ne se comporte jamais exactement comme on l'avait prédit. Selon les sites, l'importance relative des critères de jugement peut changer fortement et il convient d'adapter les recommandations clonales à chaque site. Sur un site donné, le choix ne vise pas à identifier un seul clone qui serait supérieur à tous les autres mais un ensemble diversifié de 5 à 15 clones permettant d'une part, de réduire le risque inhérent à la culture d'un seul clone (par exemple du fait du développement imprévu d'une maladie de feuille sur ce clone) et d'autre part, d'atteindre des objectifs complémentaires (par exemple, un équilibre entre des productions élevées pendant les premières années de récolte du latex, ce qui permet un retour rapide sur investissement et des productions élevées sur le long terme, ce qui permet une meilleure stabilité économique du fonctionnement des plantations au cours du temps).
1.2. Objet de l'étude
4L'objectif est d'identifier les clones les plus susceptibles de fournir le meilleur résultat économique global sur un laps de temps de 25 à 35 ans, qui est la durée du cycle d'une culture sur une parcelle donnée.
5Un travail de mise à jour annuelle des recommandations clonales est réalisé par le Cirad en coopération avec l'IFC (Institut Français du Caoutchouc). Parmi les 130 clones étudiés à grande échelle en Afrique depuis 40 ans et qui offrent une large variabilité, on a d'abord identifié les 30 meilleurs. Avec les informations disponibles en 2007, une méthode de sommes pondérées a été mise en œuvre pour ces 30 clones sur 12 critères afin de produire un score pour chaque clone et donc, un classement monocritère de ces clones (Clément-Demange, 2007). La présente étude se propose d'analyser les mêmes données en utilisant la méthode multicritère d'aide à la décision Électre (Élimination Et Choix Traduisant la Réalité).
6Parmi les méthodes Électre, la méthode Électre III a été choisie car elle semble être celle qui permet le mieux l'obtention de résultats nuancés, donc moins définitifs et brutaux que l'approche des sommes pondérées, prenant en compte le concept de différence significative à travers les notions de seuil d'indifférence et de préférence.
7La présente étude se propose donc, pour une matrice des évaluations comportant 30 clones et au maximum 12 critères, d'analyser l'adéquation méthodologique de l'outil Électre III à la problématique du classement et du choix des clones d'hévéa, d'évaluer sa sensibilité à la variation des paramètres, puis de discuter des résultats obtenus avec Électre III pour une série de jeux de paramètres correspondant à différentes conditions prédéterminant le classement et le choix des clones.
2. La méthode utilisée et son application à l'hévéaculture
2.1. Électre III
8Au début des années 1970, l'aide multicritère à la décision (AMD) a éveillé de l'intérêt par son approche innovante des problèmes de décision. Très utilisées dans les domaines tels que l'environnement, l'aménagement du territoire et la gestion des ressources naturelles, les méthodes multicritères permettent de s'appuyer sur la science pour éclairer des décisions de nature managériale et pour conduire les processus de décision dans les systèmes organisés (Roy, 1992).
9« L'aide à la décision est l'activité de celui qui, prenant appui sur des modèles clairement explicités mais non nécessairement complètement formalisés, aide à obtenir des éléments de réponse aux questions que se pose un intervenant dans un processus de décision, éléments concourant à éclairer la décision et normalement à recommander, ou simplement à favoriser, un comportement de nature à accroître la cohérence entre l'évolution du processus, d'une part et les objectifs et systèmes de valeurs au service desquels cet intervenant se trouve placé, d'autre part. » (Roy et al., 1993). À ses débuts, l'aide à la décision avait pour objectif de trouver la solution à un problème posé. Aujourd'hui, elle propose modestement des réponses sous forme de recommandations aux décideurs d'un processus de décision et leur permet donc de faire de meilleurs choix (Ben Mena, 2000).
10La méthode d'analyse multicritère utilisé ici est Électre III (Roy, 1978). C'est une méthode multicritère de surclassement, basée sur le concept du flou qui permet d'intégrer l'incertitude liée à l'évaluation des capacités des actions via les pseudo-critères (Roy et al., 1993 ; Maystre et al., 1994). Dans le cas de l'hévéaculture, les anciens clones sont mieux connus que les plus récents (incertitude sur la qualité des clones) et on n'a aucune certitude sur le comportement d'un clone planté dans une zone écologique donnée (c'est en quelque sorte une incertitude sur l'avenir).
11Électre III est une méthode multicritère appartenant à la procédure γ dont l'objectif est de classer les actions (les clones d'hévéa) du « meilleur » au « moins bon ». Trois principales raisons pourraient justifier le choix de cette méthode :
12– Électre III est basée sur une approche constructive qui favorise le dialogue entre les différents acteurs intervenant dans le processus de décision,
13– les différents critères peuvent être pondérés par les acteurs qui exprimeront ainsi leurs préférences et leurs opinions sur les stratégies de gestion d'une ressource,
14– Électre III est basée sur une logique de flou qui permet de tenir compte de l'incertitude dans l'évaluation des actions par les pseudo-critères.
15Cette méthode pragmatique suit les grands principes de construction de la relation de surclassement, d'élaboration de deux classements antagonistes et de la synthèse d'un classement final. En effet, Électre III est basée sur la construction d'une relation de surclassement entre deux actions, comparées par paire (a, b). Chaque paire d'actions est caractérisée par une relation de surclassement, dont la crédibilité est évaluée à travers un indice de crédibilité (appartenant à l'intervalle [0, 1]). La différence de performance entre deux actions est comparée à trois seuils associés à chaque critère j : le seuil d'indifférence (qj), le seuil de préférence (pj) et le seuil de veto (vj) avec qj ≤ pj ≤ vj. Soit gj un critère utilisé pour comparer les performances de deux actions a et b. Deux cas peuvent apparaitre : la valeur gj(a) est meilleure et donc l'action a est préférée ou gj(a) est mauvaise et donc a est non-préférée. Considérons juste le premier cas et supposons que gj(a) ≥ gj(b) :
16– a et b sont indifférentes si la différence entre leur performance est plus petite que qj :
17(a Ij b) ↔ gj(a) – gj(b) ≤ qj(gj(b)) (relation 1)
18– a est faiblement préférée à b si la différence entre leur performance se trouve entre qj et pj :
19(a Qj b) ↔ qj(gj(b)) < gj(a) – gj(b) ≤ pj(gj(b)) (relation 2)
20– a est strictement préférée à b si la différence entre leur performance est plus grande que pj :
21(a Pj b) ↔ pj(gj(b)) < gj(a) – gj(b) (relation 3)
22– les relations (1) et (3) montrent comment les seuils qj et pj permettent de prendre en compte l'incertitude dans l'évaluation des performances. Un autre seuil, le seuil de veto vj peut être introduit (mais pas nécessairement) afin de définir la relation de surclassement S (S ≠ Sj) qui incorpore tous les critères considérés. Plus précisément quand le seuil de veto est défini (c'est-à-dire vj ≠ + ∞) pour le critère gj, cela mène au refus du surclassement de b par a lorsque b apparait brusquement meilleure que a sur gj, même si a surclasse b sur tous les autres critères : si gj(b) – gj(a) > vj(gj(a)) → non (a S b).
23Après cette étape, deux indices peuvent être calculés : les indices de concordance et de discordance. L'indice de concordance est calculé à partir de la différence entre les valeurs des performances, les valeurs de qj et pj ainsi que les poids des critères. L'indice de discordance est calculé à partir des valeurs pj et vj ainsi que de la différence entre les valeurs des performances. Les deux indices sont intégrés dans le calcul de l'indice de crédibilité qui égale 1 si et seulement si a Sj b sur tous les critères et égale 0 lorsque b Sj a sur tous les critères ou en présence d'un effet veto (Martin et al., 2007).
24Deux procédures de distillation ascendante (sélectionner au fur et à mesure les plus mauvaises actions pour terminer avec les meilleures) et descendante (sélectionner au fur et à mesure les meilleures actions pour terminer avec les plus mauvaises) sont alors exécutées pour construire un classement d'actions qui est un pré-ordre partiel. Plus précisément, le pré-ordre final classe toutes les actions en tenant compte des propriétés de transitivité, d'indifférence et d'incomparabilité (situation où a est rangé avant b dans l'une des distillations et b est rangé avant a dans l'autre distillation). Des aspects techniques sur la méthodologie peuvent être trouvés dans la littérature (Roy et al., 1993 ; Maystre et al., 1994).
25La procédure se déroule de la manière suivante :
26– Élaboration d'une liste des actions potentielles (les clones d'hévéa). Ces dernières correspondent à des actions envisageables ou admissibles. L'ensemble des actions potentielles devra être aussi complet que possible (ce qui est loin d'être évident). Les 30 clones d'hévéa sélectionnés parmi 130 sont les plus efficaces actuellement. Nous les classerons du « meilleur » au « moins bon ».
27– Construction d'une liste de critères à prendre en considération. Il nous faut déterminer les critères (contradictoires ou non) qui serviront à évaluer les actions. Un critère permet de mettre en évidence les jugements ou les points de vue des décideurs. Les familles de critères doivent répondre à des conditions d'exhaustivité, de non redondance, de cohérence et d'indépendance. Notre liste a été construite avec l'aide d'un expert de l'hévéaculture. Les critères peuvent être qualitatifs (échelle verbale) ou quantitatifs (échelle numérique). Des pondérations ou des coefficients déterminent l'importance des critères. Les 12 critères choisis sont définis ci-dessous.
28– Construction du tableau de performances. Il s'agit d'évaluer l'ensemble des conséquences des actions selon chacun des critères. Ces valeurs peuvent être plus ou moins subjectives et être entachées d'imperfections plus ou moins importantes. Les valeurs présentées dans le tableau de performance (Tableau 1) ont été obtenues à partir des données de terrain pour les critères « ouverture » et « production cumulée à 15 ans » et des notations d'expert pour les critères suivants.
29– Agrégation des performances. Il faut établir en fonction de l'évaluation des actions sur chaque critère, une représentation synthétique des préférences que le décideur juge appropriée au problème d'aide à la décision. Dans notre étude, nous nous intéresserons uniquement aux méthodes d'agrégation partielle (approche du surclassement) qui construisent des relations de surclassement représentant les préférences du décideur basées sur l'information disponible. De ces relations est déduite l'issue au problème de décision. On trouvera, en matière de gestion intégrée des ressources naturelles (forêts, rivières, lacs,…), des références dans Vincke (1989), Roy et al. (1993), Maystre et al. (1994) et Scharlig (1996).
30La comparaison et le choix des clones d'hévéa est toujours une approche multicritère avec des évaluations qui varient selon les sites écologiques. La Malaisie a longtemps été le leader mondial de la production de caoutchouc naturel et l'Institut de Recherche de ce pays (RRIM) avait formalisé la démarche conduisant des expérimentations/recommandations, mais sans préciser la façon de traiter l'incertitude attachée à la variation des données et l'importance variable des différents critères (Ho et al., 1974). Dans le cadre de sa coopération avec l'IFC, le Cirad pondérait jusqu'ici les critères de façon explicite par une méthode de sommes pondérées, ce qui permettait de construire un index global de classement des clones sans ex-æquo.
31Les méthodes multicritères d'aide à la décision Électre (Maystre et al., 1994) sont intéressantes car elles permettent de poursuivre le même objectif de classement des clones par une approche différente et plus nuancée reposant sur une comparaison systématique de tous les couples de clones. La procédure suivie pour l'application d'Électre III à la problématique du choix des clones d'hévéa est présentée ci-dessous (Figure 1).
32Il faut savoir que nous ne prétendons pas réaliser un classement stricto sensus des clones d'hévéa, mais nous apportons à travers cette étude notre contribution sur ce sujet.
33Les clones. Chacun des 30 clones fait l'objet d'une description synthétique dans le document « Caractérisation brève des clones d'hévéa en Côte d'Ivoire » (Clément-Demange, 2007). Les 7 clones, GT1, PB217, PB235, PB260, PR107, RRIC100 et RRIM600, sont des clones qui ont été étudiés et très plantés dans le passé ou encore actuellement, ils sont les mieux connus et constituent un échantillon de référence pour l'étude des autres clones. Les 18 clones IRCA ont été créés et sélectionnés sur la station Cnra de Bimbresso (Côte d'Ivoire) à partir de 1974. Les clones PB330, PC10, RRIM703, RRIM712 et RRIM802 sont des clones créés en Malaisie.
34Les axes de signification.
35– La production de latex est l'objectif prédominant, loin devant la production du bois d'hévéa, notamment en Afrique. Mais la nécessité de prendre en compte l'actualisation financière des résultats (évolution de la valeur des recettes et des dépenses au cours du temps en fonction du taux d'intérêt de l'argent) fait que les productions des premières années ont une valeur économique très supérieure à celle des productions des années ultérieures ; cet aspect est classiquement traité par le calcul de valeurs actuelles nettes de production (VAN) ou de taux de rentabilité interne (TRI %).
36– La mise en saignée est réalisée lorsque les arbres atteignent une circonférence du tronc de 50 cm à 1 m de hauteur au-dessus du sol. De ce fait, les clones les plus vigoureux, « ouvrables » à partir de 4 ans et demi dans les conditions écologiques favorables de basse Côte d'Ivoire, sont avantagés pour leur production précoce par rapport aux clones les moins vigoureux qui sont ouvrables à 7 ans et plus.
37– Par ailleurs, la production de latex dépend du potentiel génétique de production par arbre des clones, mais aussi de la durée de maintien en saignée des arbres. Le nombre d'arbres saignés par hectare tend en effet à diminuer au cours du temps du fait des dommages dus au vent (casses de tronc et déracinements) et du fait de la coagulation en masse du latex dans l'écorce de certains arbres [encoche sèche : c'est un problème qui peut se manifester lors de la saignée. Selon Fay (1981), elle peut être décrite comme une coagulation in situ doublée d'une dégénérescence des laticifères. Elle ne conduit pas à la mort de l'arbre mais réduit notablement le rendement des plantations et de l'apparition de nécroses de l'écorce qui conduisent à l'arrêt de l'écoulement du latex lors de la saignée. Ces phénomènes de coagulation et de nécrose sont regroupés sous le terme commun de TPD (« Tapping Panel Dryness »). Un diagnostic biochimique réalisé sur le latex (diagnostic latex) permet de caractériser le fonctionnement biologique du tissu laticifère, en relation avec la capacité de production précoce, la capacité de production tardive et la sensibilité au TPD.
38– En Afrique, deux maladies de feuilles sont importantes à prendre en compte (Colletotrichum et Corynespora), tandis que l'oïdium a une incidence faible.
39– Certains clones présentent des taux faibles de réussite au greffage, mais cet aspect est assez peu important dans le choix des clones. L'hévéa fournit aussi un excellent bois d'œuvre et contribue à la reforestation.
40– La qualité technologique du caoutchouc produit est un élément encore peu étudié mais dont l'importance pour le choix des clones devrait augmenter.
41Un facteur supplémentaire pour le choix des clones tient au fait que les clones anciens sont beaucoup mieux connus que les clones récents. Dans le doute et par souci de sécurité, les décideurs des plantations préfèrent utiliser des clones anciens probablement moins performants que certains clones récents et plus prometteurs. En fait, ils tendent à gérer la plus grande partie de leurs plantations dans une optique de sécurité et une petite partie dans une optique spéculative visant à confirmer la valeur des nouveaux clones en vue de généraliser ultérieurement leur développement.
42Un élément jusqu'ici non pris en compte concerne la diversité des origines génétiques des clones utilisés. Il serait cependant pertinent d'adopter une démarche volontariste visant à maintenir sur les plantations une agrobiodiversité assez importante des clones d'hévéa afin de faciliter l'observation des capacités d'adaptations des clones aux évolutions climatiques.
43Les critères d'évaluation. Les 12 critères sont les suivants :
44– Ouv : vitesse de croissance immature et précocité de mise en saignée (mois)
45– P15 : production de latex cumulée à 15 ans (kg.ha-1 cumulé)
46– P25 : production de latex cumulée entre 15 et 25 ans (kg.ha-1 cumulé)
47– Vent : résistance au vent, casses de tronc et déracinement (note de résistance)
48– TPD : encoche sèche + nécrose d'écorce (note de résistance)
49– Col : tolérance des feuilles à Colletotrichum (note de résistance)
50– Cor : tolérance des feuilles à Corynespora (note de résistance)
51– DL : diagnostic latex (note de robustesse physiologique du tissu laticifère)
52– Bois : volume de grume (note d'importance)
53– Gref : réussite au greffage (note de réussite)
54– Oid : tolérance à l'oïdium (note de résistance)
55– Tec : qualité technologique du caoutchouc (note de qualité).
56Les données d'évaluation sont des notes représentatives de la connaissance acquise sur les clones dans l'ensemble des expérimentations disponibles jusqu'en 2007. Elles sont reprises dans le tableau 1.
57Les âges d'ouverture correspondent à des conditions de culture favorables (ouverture de GT1 à 66 mois, soit 5 ans et demi). Ce critère est le seul dont les valeurs faibles sont considérées comme favorables et sont préférées aux valeurs élevées.
58Les productions cumulées à 15 ans résultent d'une analyse globale de 44 essais avec, pour chaque année de production (de 6 à 15 ans), un ajustement de la production annuelle de chaque clone par la méthode des moindres carrés (procédure Lsmeans de SAS). Pour chaque clone, les productions annuelles ajustées sont ensuite cumulées pour fournir une donnée de production cumulée à 15 ans en kilo de caoutchouc sec par hectare.
59Toutes les autres données sont des « notes d'expert » établies de façon comparative entre les clones à partir de l'ensemble des informations connues.
60La matrice de corrélation des différents critères retenus est donnée dans le tableau 2. Une Analyse en Composantes Principales (ACP) est réalisée sur cette matrice afin de fournir une première description du contenu des données et examiner la part de redondance entre les critères. La représentation des critères dans le premier plan factoriel est donnée à la figure 2 et les corrélations des critères avec les quatre premières composantes principales sont reprises au tableau 3.
61La composante F1 (38 % de la variation totale contenue dans la matrice des évaluations) est principalement associée aux critères Vent, P25, TPD, Ouv, DL et P15 ; la composante F2 (16 % de la variation) est principalement associée aux critères Gref et Bois ; la composante F3 (13 % de la variation) est principalement associée aux critères Col et Tech et la composante F4 (9 % de la variation) est principalement associée au critère Oid.
62Cette analyse des relations entre les critères indique une forte redondance entre les critères P25, Vent et TPD. En particulier, la production P25 (production cumulée entre 15 et 25 ans) est fortement expliquée par les deux critères Vent et TPD. En effet, ces deux critères sont des facteurs explicatifs de la résistance des clones à l'érosion du nombre d'arbres saignés par hectare au cours du temps. Pour cette étude, on décide donc d'écarter le critère P25, non parce qu'il ne serait pas important mais parce qu'il n'est pas directement mesuré et qu'il est correctement prédit par les deux critères Vent et TPD.
63La méthode Électre III est appliquée à la matrice des évaluations selon une série de scénarios différents. Un scénario est un ensemble complet de paramètres (coefficients de pondération et seuils) choisis pour tenter de décrire au mieux une certaine situation (pondération des critères en fonction du contexte écologique de culture d'une région et seuils en fonction de la précision et de la reproductibilité estimées des évaluations pour chaque critère).
64Pour faire le tri dans la multitude de relations de surclassement, le seuil de discrimination noté s(λ) est utilisé afin de sélectionner les relations de surclassement qui doivent être prises en compte à chaque étape du classement. Seuls les surclassements dont la crédibilité est supérieure au seuil λ interviennent dans le classement.
65Dans une première étape, on a fixé des seuils d'indifférence et de préférence à des niveaux faibles, considérant que les données d'évaluation étaient assez précises et reproductibles (Tableau 4). On n'a pas imposé de seuil de veto, laissant ainsi place à de larges effets de compensation : un clone peut être très médiocre sur un critère et se rattraper sur d'autres critères.
66Les pondérations sont définies en distribuant 100 % entre tous les 11 critères (Tableau 5).
67L'ensemble des coefficients de pondération P1 correspond au souhait de prendre en compte 11 critères selon une pondération où la production précoce (Ouv et P15) pèse pour 50 %. Dans l'ensemble P2, on ne conserve que les 7 critères jugés les plus importants. Dans l'ensemble P3, on ne conserve que 5 critères liés à la production et on écarte les critères associés aux maladies de feuilles (pour les régions où ces maladies sont absentes) et on augmente la pondération des critères de production précoce (Ouv et P15). Dans l'ensemble P4, on a accru la pondération du critère Vent (le vent ayant une incidence forte en Côte d'Ivoire). Dans l'ensemble P5, on a accru la pondération du critère Cor (la maladie Corynespora ayant une incidence forte au Nigeria). Dans l'ensemble P6, on a accru la pondération du critère Col (la maladie Colletotrichum ayant une incidence forte au Gabon).
68Dans une deuxième étape, partant des ensembles de coefficients de pondération (P1 à P6), des seuils d'indifférence et de préférence déjà utilisés, on a analysé les cas S2, S3 et S4 correspondant à la prise en compte d'une incertitude croissante (prise en compte à travers les seuils d'indifférence et de préférence) sur les critères Ouv et P15, qui détermine la production précoce considérée comme la plus importante (Tableau 6). Les résultats de cette seconde étape seront développés dans la partie discussion.
3. Résultats
69Les résultats présentés ici (Tableaux 7 à 10) sont des pré-ordres partiels finaux (ex-æquo et incomparabilité admise) issus des cas S1 à S4 de la deuxième étape. Ce sont les rangs occupés par les clones dans les ensembles de coefficients de pondération (P1 à P6) lorsqu'on accroit l'incertitude dans l'analyse. Les clones désignés comme les plus satisfaisants apparaissent majoritairement dans les cinq premiers rangs des différents classements. Nous avons quatre cas présentés ci-dessous.
70– Cas S1 : seuils initiaux d'indifférence et de préférence (Tableau 7)
71Les clones I331 et I230 sont les plus satisfaisants compte tenu des différents contextes écologiques. Ils sont suivis des clones R100, I317, PB217, I804, I523, R802 et I41 (les 9 meilleurs clones).
72– Cas S2 : augmentation de l'incertitude sur le critère P15 (Tableau 8)
73Dans ce cas, les meilleurs clones sont I331, I230, R100, PB217, I317, R802, I804, I101, I523 et I41. Donc très peu de changement au niveau de nos recommandations clonales. Le clone I101 est bien classé sur l'ensemble des scénarios.
74– Cas S3 : augmentation de l'incertitude sur le critère Ouv (Tableau 9)
75Dans le cas S3, les mieux classés sont les clones I331, I230, PB217, R100, I317, R802, I804 et I101.
76– Cas S4 : seconde augmentation de l'incertitude sur le critère P15 (Tableau 10)
77Dans ce dernier cas, nous avons les clones I331, I230, PB217, I317, R100, R802 et I804.
4. Discussion
78Dans cette étude, la méthode multicritère Électre III a été appliquée à la sélection des clones d'hévéa à planter en Afrique. Il n'existe pas de méthode reconnue à ce jour pour la sélection des clones d'hévéa ; les agronomes s'appuient en effet sur leurs connaissances du terrain pour réaliser cette tâche. L'utilisation de la méthode Électre III dans ce domaine n'a pas été simple. Cette méthode nous a permis d'avoir une information nuancée grâce à l'indifférence et à l'incomparabilité admise par la méthode (Vallée et al., 1994).
79Cette recommandation clonale effectuée sur l'Afrique nous a amenés à définir différents scénarios. Ces scénarios, établis à l'aide d'experts de l'hévéaculture, représentent les préférences des acteurs de ce secteur (les États, les planteurs agro-industriels, les planteurs villageois, les agronomes,...) en tenant compte des contextes écologiques des sites d'exploitation. Cette démarche n'est peut être pas participative mais elle est néanmoins pertinente car elle tient compte des différentes opinions que l'on peut rencontrer sur ce sujet.
80Onze critères ont été définis dans le premier ensemble de coefficient de pondération. Les critères « ouverture de l'arbre » et « la production sur 15 ans » jugés les plus importants ont été évalués avec des données issues des différentes plantations. Les neuf autres critères ont été évalués grâce à la notation réalisée par un expert de l'hévéaculture. En plus de faire ressortir la difficulté à obtenir des informations sur ces neufs critères, cette évaluation met en évidence la subjectivité de l'étude. Nous avons fixé les pondérations et les seuils volontairement en tenant compte des différentes contraintes écologiques (qualité des sols, climat, maladie, vent,...) fréquemment rencontrées dans les pays africains (Côte d'Ivoire, Gabon, Nigeria) et de l'importance des critères. La procédure d'Électre III permet cela car nous intervenons dans un processus de décision en tenant compte des différentes opinions possibles émises par les acteurs de l'hévéaculture.
81En effet, on remarquera que sur des critères représentant les maladies de feuilles, la qualité technologique et le taux de réussite au greffage, nous avons peu de variation au niveau des notations (les notes vont de 1 à 5). Cela montre le peu d'information obtenu aujourd'hui sur le comportement des clones vis-à-vis de ces critères. Ce qui n'est pas le cas sur les critères Vent, TPD et DL, où nous avons plus d'informations (notes de 1 à 10). Il faut aussi tenir compte du fait que les clones anciens sont beaucoup mieux connus que les clones récents.
82L'un des avantages de la méthode Électre III est de nuancer les résultats obtenus. En effet, elle met en évidence les indifférences ou les incomparabilités entre les clones (voir description de la méthode Électre III). Dans le cas 1 par exemple, tous les clones ayant le même rang sont incomparables. Ainsi, par exemple, dans P1, les clones PB217 et I230 sont incomparables ; dans P2, les clones R100 et I230 ; dans P3, les clones I230 et I331 ; dans P5, les clones R100 et I230 ; dans P6, les clones R600 et I631 (Tableau 7). Dans la configuration P4, les clones PB260 et PB235 sont indifférents entre eux et incomparables avec les clones R600, I209 et PB330 au rang 11 (la distinction entre indifférence et incomparabilité est constatée sur le graphe représentant le classement final réalisé par Électre III).
83Nous n'avons pas réalisé d'analyse de robustesse mais une analyse de sensibilité avec la prise en compte d'une incertitude croissante sur les critères liés à la production précoce (critère le plus important). L'accroissement de l'incertitude sur les critères Ouv et P15 réduit le nombre des clones jugés satisfaisants (avec une relative stabilité au niveau des résultats).
84Deux situations ont été mises en évidence dans cette étude. La première présente les clones qui pourraient être plantés quelles que soient les conditions écologiques rencontrées en Côte d'Ivoire, au Nigeria et au Gabon (les pays pris en compte pour l'établissement des scénarios). C'est le cas des clones I331 et I230 qui occupent respectivement les première et seconde places dans tous les scénarios (le rang occupé par ces deux clones est invariable quel que soit le scénario). La seconde présente les clones qui s'adapteraient mieux à certaines situations que d'autres. C'est le cas du clone GT1 bien classé uniquement dans les scénarios S (1 à 4)/P5 (bon pour le Nigeria avec une bonne résistance au Corynespora) et du clone R100 dans les scénarios S (1 à 3)/P2, P5, P6 (bon pour le Nigeria et le Gabon avec une bonne résistance au Corynespora et au Colletotrichum).
85Cette méthode pourrait servir de base à l'élaboration d'une plantation polyclonale afin de réduire les risques liés à l'exploitation et assurer une certaine stabilité à long terme des plantations et donc de leur rendement. Nous pourrions ainsi établir une liste de 5 à 15 clones d'hévéa permettant d'assurer un retour rapide sur investissement, mais aussi de se garantir vis-à-vis des risques d'accidents (vents ou maladies) et d'assurer une certaine stabilité à long terme de la production des plantations.
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Pour citer cet article
A propos de : Moussa Diaby
Université de Caen. Centre de Recherche en Économie et Management (CREM ). Campus 4. 19 rue C. Bloch. F-14032 Caen Cedex (France).
A propos de : Fabrice Valognes
Université de Caen. Centre de Recherche en Économie et Management (CREM) et Centre national de la Recherche scientifique (CNRS). Campus 4. 19 rue C. Bloch. F-14032 Caen Cedex (France). E-mail : fabrice.valognes@unicaen.fr
A propos de : André Clément-Demange
CIRAD. Systèmes biologiques (Hévéa). Avenue Agropolis. F-34398 Montpellier Cedex 5 (France).